«Salomé», selon Barrie Kosky, à l’Opéra de Rome : Un jeu glacial et captivant

Le Teatro dell’Opera di Roma vient de reprendre, dans son somptueux Teatro Costanzi, la vision très intense de «Salomé» de Richard Strauss (1905) par Barrie Kosky, créée en octobre 2021 à l’Opéra de Francfort. Directeur artistique du Komische Oper de Berlin depuis 2012, le metteur en scène a notamment signé au Festival de Bayreuth en 2017 des «Maîtres chanteurs de Nuremberg» de Richard Wagner, récompensés et extrêmement marquants, ainsi que «Le Prince Igor» d’Alexandre Borodine en 2019, à l’Opéra National de Paris, où il montera «Les brigands» de Jacques Offenbach la saison prochaine au Palais Garnier. Sa lecture de l’opéra de Strauss repose sur une fascinante direction d’acteurs, en parfaite symbiose avec la partition, et sur des interprètes aux présences impressionnantes, portés par la direction musicale inspirée de Marc Albrecht, spécialiste de ce répertoire.

L’aspiration à un ailleurs

«Salomé» de Richard Strauss, mis en scène par Barrie Kosky. Opéra de Rome. Mars 2024.

Crédit photo: Fabrizio Sansoni – Teatro dell’Opera di Roma

« Une hypnotique obscurité, no man’s land ou paysage intérieur, comme dans un mauvais rêve»

Dès les premiers mots de l’ouvrage, Narraboth s’émerveille de la beauté de Salomé sur une musique d’une inquiétante étrangeté, «Wie schön ist die Prinzessin Salome heute Nacht!», tandis qu’un page le met en garde en lui rappelant qu’il la regarde trop. C’est ainsi que toute l’action de l’opéra, d’après la pièce d’Oscar Wilde (1893), s’appuie sur le regard interdit et la transgression à trop observer l’autre. Le spectacle de Barrie Kosky impose pourtant au spectateur de fixer son attention sur des figures semblant jaillir des ténèbres, l’arrière-plan uniformément noir mettant en relief leurs silhouettes et leurs moindres gestes de façon picturale. Les images sont fortes et envoûtantes, dans un jeu de chaque instant, où la terrasse du palais d’Hérode reste plongée dans une hypnotique obscurité, no man’s land ou paysage intérieur, comme dans un mauvais rêve. Dans une fascinante alliance avec le théâtre, les superbes lumières de Joachim Klein reflètent la fulgurance de certaines phrases musicales, appuyant de façon brutale les apparitions fugitives de Narraboth, au début de l’opéra. Le ténor Joel Prieto exprime par des nuances d’une beauté ineffable l’amour impossible de cet homme blessé; il était mémorable en Sam Kaplan dans «Street Scene» de Kurt Weill à l’Opéra de Monte-Carlo en février 2020. La voix du prophète Jochanaan (Jean-Baptiste), enfermé pour avoir dénoncé les débauches de la cour d’Hérode, annonce l’arrivée du sauveur, figeant l’action sur les graves stupéfiants de la basse Nicolas Brownlee et sur des lumières vacillantes.

«Salomé» de Richard Strauss, mis en scène par Barrie Kosky. Opéra de Rome. Mars 2024.

Crédit photo: Fabrizio Sansoni – Teatro dell’Opera di Roma

« Salomé se met alors à danser frénétiquement sur l’ensemble des cinq juifs cagoulés, qui débattent de questions théologiques… »

Dès son entrée en scène, la Princesse Salomé parait en fuite, sa robe à paillettes argentées évoquant les nombreuses références à la lune, sorte d’ailleurs impossible. Lorsqu’elle entend la voix du prophète, la jeune fille estsaisie d’émotion, une vive lumière planant au-dessus de sa tête. Lise Lindstrom s’impose dans un véritable tourbillon en fille d’Hérodias, par une énergie débordante et une voix puissante, aux riches couleurs. Cette immense artiste explore des rôles à forts tempéraments, incarnant notamment en 2023 les trois Brünnhilde de la «Tétralogie» de Richard Wagner à Brisbane, en Australie. Elle reste dans l’univers de Richard Strauss après ces représentations romaines, dans le rôle écrasant d’Elektra à l’Opéra de Dresde, à partir du 29 mars 2024, où elle retrouve le chef Marc Albrecht. La chanteuse américaine met en valeur dans un premier temps le côté enfantin et joueur de Salomé, voulu par Barrie Kosky, et restitue ensuite de façon saisissante l’évolution du personnage. Fébrile et d’humeur changeante, la protagoniste se montre d’abord à l’écoute du moindre mot de ceux qui passent, comme si elle ne savait pas où aller. La voix profonde de Jochanaan indiquerait-elle une direction? Le prophète accuse cette cour qu’elle ne supporte plus, elle entend avec délectation les critiques sur sa mère, électrisée par un jugement qu’elle ose partager. Salomé se met alors à danser frénétiquement sur l’ensemble des cinq juifs cagoulés, qui débattent de questions théologiques, fascinée par l’absolu qu’ils portent en eux. En se trouvant face au prophète, totalement différent d’elle dans son extrême dépouillement, elle se lance dans une improbable déclaration d’amour, s’attardant sur trois parties d’un corps qu’elle rejette ensuite avec rage, avant qu’il ne lui dise, de sa voix caverneuse, un «Niemals» (jamais) qui fait mal. Alors que la princesse tente une dernière fois d’atteindre celui qui lui échappe, Narraboth met fin à ses jours de façon anecdotique, sans aucun regard de sa part.

Oppressante histoire de famille et quête de soi

«Salomé» de Richard Strauss, mis en scène par Barrie Kosky. Opéra de Rome. Mars 2024.

Crédit photo: Fabrizio Sansoni – Teatro dell’Opera di Roma

« Les deux époux entourent Salomé de manière étouffante, pour la faire taire et masquer d’inavouables secrets »


La cour d’Hérode se réduit, dès son entrée en scène, au Tétrarque et à sa nouvelle femme, mère de Salomé. La princesse est désormais vêtue d’une robe mauve et manifeste une grande hostilité envers ces intrus. À chaque accusation d’Hérodias lancée par Jochanaan depuis les coulisses, elle retrouve cependant une expression joyeuse. Le ténor John Daszak a abordé le rôle d’Hérode au Covent Garden de Londres en 2018, dans la mise en scène de David McVicar; il montre toute l’ambiguïté de ce rôle tourmenté et pervers par des aigus dissonants, gardant toute leur puissance, et une présence imposante. Dans son impeccable costume gris deux pièces, on dirait un homme d’affaires un peu louche, négociant un deal singulier avec sa belle-fille: qu’elle danse pour lui en échange de ce qu’elle voudra. N’est-ce pas l’affirmation d’un désir interdit, qui n’ose dire son nom? Katarina Dalayman impressionne en Hérodias. La cantatrice suédoise était une Brünnhilde incandescente dans «Siegfried» (2008) et «Le crépuscule des dieux»(2009), dans la vision de Stephane Braunschweig au Festival d’Aix-en-Provence; elle dessine cette figure de mère névrosée et obsessionnelle avec un incroyable caractère, habillée d’un tailleur strict. Les échanges avec Salomé sont brefs et conflictuels, son discours se limitant à des mises en garde destinées à Hérode et à des éclats de satisfaction dérisoire, «Meine Tochter hat recht» (Ma fille a raison), ou de vaines tentatives d’apaisement, «Der Mond ist wie der Mond, das ist alles! (la lune est comme la lune, c’est tout!), martelées avec certitude. Ses gestes et les expressions de son visage dénotent cependant une autorité qui bascule. Les deux époux paraissent interchangeables, Hérodias articulant les mots chantés par son mari en un mimétisme malsain : tous deux entourent Salomé de manière étouffante, pour la faire taire et masquer d’inavouables secrets.

«Salomé» de Richard Strauss, mis en scène par Barrie Kosky. Opéra de Rome. Mars 2024.

Crédit photo: Fabrizio Sansoni – Teatro dell’Opera di Roma

Barrie Kosky a imaginé, pour la scène de la danse, le rituel solitaire d’une découverte de féminité et d’affirmation de soi. Sur une musique sensuelle, teintée d’orientalisme, Salomé s’assoit à terre et sort d’entre ses jambes une chevelure interminable et vertigineuse, durant toute la scène, rappelant Mélisande dans la scène de la tour, ou le poème de Charles Baudelaire, «Un hémisphère dans une chevelure». Hérode, satisfait, peut alors s’égarer dans ces cheveux tant désirés dont sa belle-fille lui fait le présent, avant qu’il ne réalise la récompense exigée, la tête de Jochanaan, sur un plateau d’argent! En dépit de vaines protestations et d’illusoires promesses, on offre le macabre cadeau à Salomé qui se délecte, dans un poignant face à face, de celui qui s’était ainsi refusé à elle, préférant regarder son Dieu au lieu de la regarder. Lise Lindstrom offre une scène finale d’une intensité à couper le souffle, trouvant, dans un torrent de poignant lyrisme, des accents d’une pénétrante intériorité, sur les notes impalpables de la phrase, «Das Geheimnis der Liebe ist größer als das Geheimnis des Todes.» (Le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort). Dans un acte ultime complètement irréel, elle substitue la tête du prophète à la sienne, affirmant ainsi sa différence en une réconciliation avec ce qu’elle est. Les derniers mots, énoncés froidement sur un aigu grinçant, reviennent à Hérode: «Man töte dieses Weib!» ( « que l’on tue cette femme! ») : un glacial dénouement.

« Lise Lindstrom (…) trouvant,dans un torrent de poignant lyrisme, des accents d’une pénétrante intériorité, sur les notes impalpables… »

L’affiche du spectacle montre un portrait d’Oscar Wilde, surplombant une image de Salomé et trois décollations de Jean-Baptiste, rappelant le drame de l’écrivain irlandais, mis en prison pour sa différence et des amours interdites à son époque, dont l’opéra, d’après sa pièce, trouve de perturbants échos. Ce spectacle, transcendé par une troupe exceptionnelle, questionne et bouleverse. En regardant, après la représentation, les fastueux balcons du théâtre, on songe avec émotion à tous ces artistes mythiques dont l’ombre plane sur ce lieu prestigieux : «Tosca» a été créé au Teatro Costanzi, le 14 janvier 1900. Parmi les temps forts de cette fin de saison à l’Opéra de Rome, «la Somnambula» de Vincenzo Bellini, dans une mise en scène de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil qui s’annonce passionnante à partir du 9 avril et «Otello» de Verdi, dans le superbe spectacle d’Allex Aguilera présenté à l’Opéra de Monte-Carlo en 2019, à partir du 1er juin. La promesse d’autres grands moments lyriques!

Le Teatro dell’Opera di Roma (façade)

Photo prise par Alexandre Calleau

«Tosca» a été créé au Teatro Costanzi, le 14 janvier 1900…

L ’intérieur du Teatro dell’opera di Roma

Photo prise par Alexandre Calleau

La célèbre peinture du plafond du Teatro dell’opera di Roma

Photo prise par Alexandre Calleau

La photo de haut de page représentant l’affiche de «Salomé» a été prise par Alexandre Calleau dans le Hall du Teatro dell’Opera di Roma

Article écrit par Christophe Gervot, le 30 Mars 2024


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